• Je marchais hier soir dans la neige et le froid, mes petits poings enfouis dans le fond de mes poches ; et les lampadaires s'éteignaient à mon passage comme si j'avais absorbé leur lumière. Mes pas laissaient une trace grotesque sur la route, on aurait dit un lapin dans les plaines du Grand Nord. J'avais les yeux rivés sur la pointe de mes bottines, où s'accumulaient de petits monticules de neige ; et à chaque enjambée j'entendais la fine couche blanche craquer sinistrement, à vous donner le frisson. Vous savez, cette peur indistincte tomber dans une crevasse au beau milieu de votre jardin parce que, sous la neige, vous ne le reconnaissez plus...

    Je m'arrêtai sous un arbre pour consulter ma montre. Bien entendu, on n'y voyait rien à cause de l'éclairage public défaillant; mais la nuit était tout de même plus claire que d'habitude, à cause de tout ce blanc. Pouah... Soudain, il y eut un grand craquement au-dessus de moi, qui me fit instinctivement rentrer la tête entre les épaules. Mais quelle ne fut pas ma surprise, ensuite, en m'apercevant que le ciel lui-même s'était rompu : un rai de lumière filtrait devant moi jusqu'au sol. Immobile, statufié par un étonnement sans bornes, je vis alors une procession d'anges descendre des nuées en portant des cierges allumés...

    Ils prirent Terre sur un parking désert, à peine éclairé par le dernier réverbère du secteur, et la lumière d'une cabine téléphonique ; mais leur lot de bougies plantées dans la neige durcie par le froid répandit bientôt une clarté bien suffisante. Je les vis alors mener, sous mes yeux, le plus révoltant des sabbats...

    Il y en avait qui couraient et se poursuivaient autour de l'aire goudronnée, recouverte d'une sorte de magma quasi-liquide de neige fondue ; d'autres leur lançaient des boules de neige à la figure. Les plus habiles évitaient les projectiles par de petits sauts que leurs ailes rendaient aériens ; et les malchanceux poussaient des cris stridents en s'ébrouant dans un grand bruit de plumes froissées. Puis -horreur- une poignée d'entre eux avisa une voiture garée dans un coin, sous un arbre ; ils s'entassèrent à l'intérieur, et malgré la neige accumulée sur le pare-brise ils enchaînèrent les dérapages incontrôlés et les aqua-plannings sur la surface épaisse, glissante et à demi-fondue, poussant d'indécents hurlements de joie. Je garde profondément imprimée dans ma mémoire l'image de leurs ailes blanches dépassant par les vitres baissées et battant follement sous l'effet de la vitesse...

    Tout à coup, on entendit un roulement de tonnerre : et ce fut comme si quelqu'un là-haut avait sifflé la fin de l'affligeante récréation. Anges et angelots en un clin d'oeil avaient reformé les rangs. La voiture, après un dernier tête-à-queue, retrouva sa place et les cierges récupérés ne laissaient plus dans la neige qu'une trace en négatif, ronde et éphémère. Puis les garnements emplumés gravirent rapidement les cieux ; cela faisait flap, flap, flap...

    Pour finir, le tapis de nuages se referma dans un roulement sourd, à la manière d'un gigantesque rideau de fer céleste ; et la neige se remit à tomber. J'ai regagné sombrement mon logis après ça ; ce qui m'énerve le plus, c'est que demain rien ne subsistera plus de ce désolant spectacle de puérilité divine. Et tout le monde continuera à s'imaginer que les anges sont des gens sérieux dont le rôle consiste à faire tourner la Terre, avec une grande manivelle ; alors que moi, ma Mission, tout le monde s'en tamponne le coquillard avec une patte d'alligator femelle...

    Cousin Gat'

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  • Vous rappelez-vous la fille au glaçon ? Oui, celle de la soirée du Nouvel An, un peu seule au bar, un peu rêveuse. Depuis quelques jours j'ai l'impression de la croiser partout. La dernière fois, c'était à la « Librairie Ancienne et Moderne » du centre ville. Un de mes repaires où je passe chaque semaine de longues heures – mon coté « Sciences Occultes ».

    Elle était pourtant la dernière personne que je m'attendais à voir passer le seuil de cet étouffoir : c'est une longue pièce étroite, sombre et mal chauffée par un vieux radiateur au gaz dont l'odeur et les crachotements semblent promettre à cette boutique, après 60 ans de bons et loyaux services, une mort instantanée dans une explosion dantesque. Le marchand est quasiment aveugle, tout voûté et totalement sourd. Il ne se souvient plus de rien, pas même des prix, et paraît toujours plus menacés par les piles de livres qui de jour en jour, s'élèvent vers le plafonds, emplissent les étagères et s'avancent sur les tables. Une odeur de poussière rance monte des vieilles reliures dont les titres – quand on parvient à les déchiffrer – sonnent comme autant d'épitaphes pour d'anciennes passions.

    J'étais donc dans mon monde, à chercher un ouvrage qui puisse tenir lieu de grimoire. J'avais, pour la énième fois, exploré les méandres non cartographiés de ces étagères où les livres n'obéissaient à aucun autre classement qu'une fantaisie totale. J'avais enfin trouvé ma proie - une reliure impressionnante pour un recueil de quelques lettres d'un diplomate depuis longtemps décomposé – quand, levant les yeux, je vis la fille au glaçon qui, ayant posé négligemment ses gants de laines sur une monographie consacrée à l'architecture des halles aux grains, feuilletait vaporeusement un recueil XIXeme de préceptes aux jeunes filles vierges. Une sueur froide m'envahit les épaules, une giclée d'adrénaline me fouetta le bas du dos et mon esprit se mit à gamberger. Il m'apparut soudain comme une évidence que ces multiples coïncidences qui depuis quelques jours s'accumulaient n'étaient pas le fruit du hasard mais d'un destin, d'une volonté. La sienne ?

    Qui était cette inconnue au glaçon ? Que me voulait-elle ? Pourquoi n'osait-elle ou ne voulait-elle pas m'adresser la parole ? Etait-elle une future adepte attendant désespérément que je m'aperçoive de sa présence ? Quelque ambassadrice narquoise de l'Autre Coté venue porter un message ? Non, non, c'était pire. Il s'agissait certainement d'une amazone guerrière ayant trouvé en moi une lutte à sa hauteur et venue me défier dans l'une de mes tanières. Toute retraite était impossible : la boutique n'avait qu'une seule issue et elle était devant ; Ainsi je m'apostrophais. Dissimulant le tremblement de ma main sous la reliure du diplomate décomposé, faisant mine de déchiffrer, en passant, quelques titres illisibles, je me hâtais lentement vers la sortie, passai derrière la fille en marmonnant un « pardon » inaudible, trouvai la force de payer au marchand - sans m'énerver de sa lenteur - le prix de mon achat et parvins à sortir. Enfin, dehors, le froid, l'air, le soleil. L'Amazone n'avait pas osé engager le combat. Quelle froussarde ! Le cœur plein d'un sentiment de victoire, je partis en sifflotant.

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  • Franchement, il est des jours où le poids de ma mission pèse lourd sur mes frêles épaules ; des jours où je me demande à quoi ça rime... Et puis... Il y a les clins d'oeil du Destin ; des choses à priori insignifiantes qui sont là pour me rappeler que non, tout n'est pas perdu. Des choses de tous les jours, que vous ne remarqueriez pas mais qui éclairent ma voie comme autant de petits porteurs de flambeaux...

    Tenez, cette fille par exemple, l'autre soir. Dix-sept ans, pas plus ; se donnant un style et avec ça des baskets et une casquette militaire. Bref, rien ne la différenciait en apparence d'une lycéenne comme les autres. Et pourtant...

    Je venais d'entrer dans le bar ; évidemment, comme vous vous en doutez, j'avais pris mes précautions. J'arrivais en toute fin de soirée, à l'heure où les derniers consommateurs ne savent plus trop ce qu'ils boivent et se contentent de finir leur verre... L'heure où le type derrière le bar vous regarde avec des yeux bouffis ; vous pourriez être un kangourou ou le Diable en personne qu'il ne broncherait pas, j'en sais quelque chose... Et j'étais là, à siroter mon diabolo-grenadine entre un étudiant à la gueule de petit prophète alcoolique et un pauvre vieux qui s'endormait devant une tasse vide depuis bien longtemps, quand Elle est arrivée. Enfin...'Ils'; 5 ou 6 loosers et une seule fille, sortant d'une quelconque soirée, déjà imbibés. J'aurais dû me douter de quelque chose... Et puis le premier d'entre eux, bien éméché, est venu accoster l'étudiant, et c'est alors que les choses ont dégénéré...

    En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, le gamin s'étant excusé d'être un peu violent tombait sous la coupe de son perfide interlocuteur. Et voilà, me dis-je tristement, comment on laisse échapper une recrue qui promet. Par cette douceur et cette persuasion propre à la psychologie de comptoir, on laisse les simples d'esprit venir à...Lui. Et pas moyen d'intervenir : difficile d'avoir l'air crédible avec un diabolo-grenadine...

    C'est alors qu'Elle s'est manifestée ; jusqu'alors, je l'avais vue flatter, de quelques tapes, les autres garnements du groupe comme de bonnes bêtes fidèles et dévouées. Mais voyant comme moi la catastrophe qui se préparait, elle accourut au nouvelles. Je remarquai son air effaré en entendant les "tu peux maîtriser tes émotions" et autres "la violence n'est pas une solution". Du haut de son mètre-soixante-cinq, elle ne semblait pas non plus de taille à intervenir ; alors elle revenait toutes les cinq minutes constater l'étendue des dégâts... Et puis vint le miracle, avec la fermeture du bar : à cet instant précis, les esprits soudain s'affolent, les discussions s'interrompent... Il était temps d'agir. Je dois le dire, cette fille a agi en professionnelle ; d'un bond, elle a rejoint sa petite brute de protégé ivre de propagande pacifiste. Elle l'a entraîné dehors, l'air de rien ; et là, sous mes yeux ébahis, elle lui a mis deux énormes mandales, les deux plus formidables coups de poing auxquels il m'ait été donné d'assister, surtout de la part d'une demoiselle de si petit calibre. Traitement de choc certes, mais diablement efficace : le garçon avait de nouveau le regard vide, l'air vaguement béat. La jeune fille s'est retournée vers moi ; et j'ai lu dans ses yeux la satisfaction d'avoir retrouvé son emprise, le soulagement d'avoir évité un désastre pour le camp du Chaos Universel...et aussi, je vous assure, une petite lueur proprement diabolique. Tandis qu'elle s'éloignait fièrement à la tête de ses troupes, je me tournai, goguenard, vers l'étudiant qui lui aussi était aux premières loges : comme figé pendant quelques minutes, il eut un haut-le-coeur, et parut sur le point de vomir. Hé oui, prophète, j'ai des alliés partout : Antéchrist pas mort...


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  • Si vous n'aviez pas passé les deux dernières années à méditer sur le néant de l'Homme face à son destin, vous sauriez que la Société Mondiale pour la Tempérance et la Vertu, depuis la désignation d'un nouveau président, est agitée de conflits idéologiques violents. Il semblerait qu'une pénurie de bretzel ait mis le feu aux poudres lors du dernier banquet annuel. Au péril de sa vie, Notre Envoyé Spécial est allé enquêter dans ce milieu très fermé. Récit (les prénoms ont été changés).

    Ancien rocker, Patrick est l'archétype de ce nouveau public dont la Société Mondiale pour la Tempérance et la Vertu a fait sa cible prioritaire : 29 ans, les cheveux ras et un piercing à tête de mort. Rien ne sembler le rapprocher a priori de Genevièvre, ancienne suffragette, 94 ans et une canne ou de Marc, 45 ans, cadre dans la finance, looké bronzage, costard et chevalière. Pourtant, tous trois sont membres de la S.M.T.V. et tous trois ont été révoltés lors du dernier banquet annuel.
    Genevièvre « Je suis bénévole toute l'année, toujours en première ligne, toujours à travailler pour la S.M.T.V. C'est normal, j'ai ma retraite à coté mais je voulais continuer à me sentir utile. Je ne demandais pas grand chose, juste un peu de réconfort, une fois par an.»

    Marc « Je n'ai pas bien compris ce qui s'est passé : nous étions tous réuni dans la salle de conférence. Il y avait un grand buffet, chargé de patisseries, de bretzels et de saumon fumé. Nous attendions l'arrivée de notre président et la fin de son discours pour déguster tous ces mets qui semblaient succulents »

    Genevièvre « Soudain, le président est entré. Il a commencé à parler et toute la nourriture qui était sur les buffets a disparu. Ne sont restés que quelques bretzels et deux olives fourrées aux anchois.»

    Patrick - sanglotant - « Plus de bretzel, plus un seul. »

    Marc « Après un moment de stupeur, les gens sont devenus comme fous. Je n'ai même pas entendu la fin du discours : chacun a lancé qui ses chaussures, qui ses clés, qui son assiette vide sur le président. Ce dernier a disparu par une porte dérobée mais je crois qu'il a été atteint par un ou deux projectiles. »

    Genevièvre « Nous avons décidé de réagir : Patrick, Marc et moi-même avons lancé aujourd'hui une pétition pour réclamer le départ de notre président et le retour des bretzels. »

    Patrick - hystérique « Meeeeeeeeeees Breeeeeeeeeeeeeeeeeeeetzelllllllls !!! »

    Genevièvre - calme « Viens Patrick, calme toi, je vais te donner des Bretzels. »

    Et le jeune ex-rocker de suivre la vieille dame."


    Cependant, une fois l'excitation du moment retombée, les esprits un peu moins échauffés tentent de rationnaliser les faits. Selon les plus fervents admirateurs de l'actuel Président de la S.M.T.V. , il ne faudrait voir dans la concomitance de l'intervention de leur charismatique représentant et de l'étrange disparition des plats qu'une coïncidence malheureuse. Pour Guillaume, ex-syndicaliste, il faudrait voir là "l'action néfaste et subversive des agents du lobby des producteurs et distributeurs d'alcool", notoirement boycottés par la S.M.T.V. pour des raisons évidentes.
    Rappelons que cette réunion annuelle rassemblait quelque 5 000 personnes...

    DERNIERE MINUTE

    On apprend par l'un de nos correspondants outre-atlantique qu'à l'instant même où disparaissaient les victuailles au siège de la S.M.T.V., un homme d'affaire - également responsable politique de premier plan - était retrouvé gravement incommodé dans son bureau, en présence d'une quantité impressionante de bretzels (certains témoins parlent d'une douzaine de cartons pleins). Comment ces bretzels, qui ne figurent sur aucune note de frais, sont-ils arrivés là, personne ne le sait. L'homme d'affaire, heureusement tiré d'affaire, n'a voulu faire aucun commentaire ; et au moment où nous parlons chacun se perd en conjectures sur cet épineux problème.


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  • Début janvier, tout reprend après le silence assourdissant de la Ville pendant les fêtes. On déblaye la neige artificielle ; à nouveau, des voitures, du monde, du mouvement. Nous sommes entrés dans l'ère des galettes : si vous avalez la fève, rendez-vous aux urgences. Sinon, vive le Roi, vive la Reine. Il me faut acheter une galette : quelle fève choisir ? La petite fève en plastique (un classique) ? La fève 'Polonium 210' (le must cette année, ils en ont même des lumineuses qui font "bzzz") ? Peut-être la cultissime fève 'Ange Déchu' en porcelaine noire ; mais elle laisse, dit-on, un petit goût de soufre à la frangipane. Dommage...

    Diable, le choix est difficile.

    Je me représente assez bien la scène du repas, tout à l'heure ; une petite table ronde avec trois couverts. Hé bien oui, quoi : un pour moi, un pour mon Père (spirituel, j'entends) et un pour ma promise. Enfin, c'est à dire l'actuelle...

    Elle ne sait pas tout encore, je n'ai pas voulu la brusquer ; la Révélation doit être progressive. Tout d'abord repas aux chandelles (rouges, pour faire original, les noires je n'en ai pas trouvé) ; au dessert, je lui explique que j'ai invité mon Mentor, présent avec nous non pas physiquement mais par l'esprit (petit côté mystique, j'espère qu'elle appréciera). Là, partage en trois parts égales de la galette : la première pour mon vieux Maître. Moment crucial : la part se consume dans un nuage d'étincelles du plus bel effet (je compte beaucoup sur ce petit détail pyrotechnique pour impressionner la miss) ; rapide examen des cendres... Désolé Maître, vous n'aviez pas la fève.

    A nous maintenant ; pour montrer l'exemple je croque allègrement dans ma part, et elle fera de même. Evidemment, ce n'est pas moi qui aurai la fève, je Sais ces choses-là ; et puis j'ai déjà un Royaume, moi. J'attends avec impatience qu'elle découvre la fève que j'ai choisi pour elle, je guette son regard surpris et émerveillé, j'attends de pouvoir lui révéler qu'elle sera ma Reine, désignée par le Destin. Diable, faîtes qu'elle n'avale pas, faîtes qu'elle n'avale pas ma fève...

    BONG !

    Rhaaa, je ne l'avais pas vu venir, ce f... lampadaire. Voilà, maintenant tous les passants se marrent, génial. Et je n'ai toujours pas choisi ma fève, pfff...


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