• (Même à l'Antéchrist, on lisait des contes lorsqu'il était enfant. Celui-ci, par exemple...)

         C'était il y a longtemps, bien avant l'Ere Industrielle, à une époque où on ne brûlait plus les sorcières mais où l'on jetait encore les gens en prison pour toutes sortes de bonnes raisons. Parfois même on les exécutait ; et c'est là qu'intervient l'histoire de Fanshawe le Corbeau. Fanshawe vivait dans une prison, tout en haut d'une colline que la neige couronnait souvent ; il nichait sous le banc d'une ancienne cellule, entre les os d'un prisonnier qu'on avait oublié là de très nombreuses années auparavant. Fanshawe le Corbeau était le seul ami du bourreau de la prison ; et celui-ci, qui tous les matins faisait son office près de la guillotine dans la cour, donnait ensuite à manger à Fanshawe. C'avait toujours été ainsi : un long bruit de glissement métallique, parfois un cri sinistre, déchirant, et puis le grand "CLAP". Ensuite, le bourreau frappait dans ses mains pour appeler Fanshawe. Quand le corbeau se présentait, il trouvait à chaque fois, bien en vue au pied de la guillotine, une corbeille abondamment remplie de tout ce qu'un corbeau aime picorer. Alors il s'en donnait à coeur joie, il dépeçait son festin à grands coups de bec, ne laissait pas un lambeau de chair et nettoyait consciencieusement les os. Puis, heureux et repu, il s'en allait dormir sous son banc. Il ne ressortait que le soir, pour folâtrer autour de la prison en croassant d'une voix parfaitement lugubre...

         Avec le temps, Fanshawe le corbeau se mit à apprécier tout particulièrement le son de la guillotine qui pour lui signifiait : "à table !"; puis il apprit à aimer le spectacle du couperet qui tombait, tombait... Cela devint un jeu pour lui d'imiter le couperet de la guillotine. Il prenait son envol lorsque le triangle d'acier s'élevait, puis quand ce dernier retombait il piquait, piquait... Cette gymnastique le mettait en appétit. Et aussi...il sentait l'excitation le gagner. L'envie de manger, avant même la faim, se faisait plus aigüe dès qu'il voyait le bourreau préparer son instrument pour l'exécution. Parfois même, quand il ne pouvait plus tenir, Fanshawe le Corbeau haranguait le condamné qui tardait trop par de vifs piaillements d'impatience. Il voletait autour de la guillotine, montait comme pour emmener le couperet jusqu'en haut et se laissait tomber ensuite en piqué pour simuler la mise à mort. Cette danse macabre se poursuivait jusqu'à ce qu'il trouve enfin la corbeille pleine. Il finit par se prendre pour la Justice qui décidait des exécutions quotidiennes ; et il se prenait pour le couperet qui tombait chaque jour de plus haut, plus vite, plus fort. Mais un jour...

         Fanshawe le Corbeau estima qu'on le faisait attendre ; trois fois il avait piqué vers le sol, mais le bourreau le regardait et le couperet ne voulait pas tomber. Alors, excédé, l'oiseau monta le plus haut qu'il put ; puis il plongea. Sous lui, la guillotine qui se rapprochait, de plus en plus vite. Bientôt, dans un éclair, il vit le couperet descendre enfin. Encore plus vite. Fanshawe s'en rapprocha, Fanshawe le dépassa. Plus vite, plus vite encore. Grisé, le corbeau songeait que le repas allait, enfin, lui être servi, qu'il était plus que temps et qu'il avait bien fait de manifester son courroux légitime par cette éclatante démonstration. Enfin, comme de juste, la tête tant attendue roulait...
    Il ne redressa pas. Tandis que son repas roulait dans la corbeille, Fanshawe le corbeau, qui tombait comme une pierre, ne sentit pas ses plumes le trahir ; il s'écrasa près de la corbeille, sur le pavé noir et humide de la cour de la prison.

    "SPROUITCH"...

    Cousin Gat'.
     

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  •      Ils commencèrent par un morceau court ; mais déjà l'effet produit sur la salle fut saisissant. Plusieurs jeunes femmes s'évanouirent ; et un vent froid souffla parfois, inexplicablement, dans la pièce. J'aurais dû remarquer alors que quelque chose ne tournait pas rond...mais non. J'étais trop absorbé, trop ému sans doute ; sinistre erreur (on ne m'y reprendra plus).

         Après ce premier essai, le silence se fit dans la salle ; Tromsö testait son public, seul un léger filet de batterie portait la tension dramatique à son maximum. Sur le bar, ma main tremblait... "Un autre !" cria quelqu'un sans rompre la transe ; "encore !" ajoutèrent plusieurs voix en choeur. Le chanteur sourit ; il leva la main, comme un signal, et ce fut l'explosion.

         Dès cet instant, Tromsö lâcha les chevaux, et la musique s'enfla dans toute la salle, lourde et puissante comme une émanation directe des Enfers. Je ne bougeais pas, mais les pans de mon vêtement et mes cheveux en bataille volaient autour de moi... Les notes et les ondes issues des amplis tournaient en une infernale sarabande, se répercutant sur les murs et sur les spectateurs qui recevaient tout cela les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Sans aucune restriction possible, le courant passait ; il se déversait même de la scène en flot continu et sauvage, dans les conditions quasi-réelles d'un concert infernal tel que les rares Démons qui me lisent ont pu en connaître. C'était fort, c'était beau ; pas un instant je n'envisageai que cela pût être trop. Et pourtant...

         Voilà bien le souci avec les Mortels ; ils n'assument pas. Ils veulent à tout prix compenser le Bien par le Mal, le Clair par l'Obscur, le Divin par le Malin. Mais quand vous leur donnez exactement ce qu'ils demandent...ils pètent les plombs. Ils craquent, ils grillent un fusible. Faibles gens... Au moment le plus intense du premier concert de Tromsö, un morceau complexe et hardi, il se produisit une sorte de choc. Comme un disque qui saute, une locomotive qui quitte les rails. Tous les spectateurs se dressèrent ensemble, agités de mouvements divers et désordonnés. Je crus à une ovation quand ils levèrent leurs verres ; à une émeute quand ils les brisèrent sur les tables... La réalité était bien pire. Ils s'égorgèrent tous avec leur propre verre. Sans exception, les yeux fous et la Terreur inscrite au fond...

         Que dire, après ça ? Encore une fois, Faibles gens ! Ayant consolé comme je pouvais mes musiciens en larmes (crise de nerf, on les comprend : ces évènements collectifs, la première fois ça surprend), je rentrai chez moi par les rues sombres et désertes, en maudissant à grands cris l'Humanité toute entière. Ces gens-là vous gâchent une soirée comme de rien, bêtement, en se suicidant ; tout ça parce qu'ils ont peur d'eux-mêmes. Fichue conscience...

    Cousin Gat'.

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  • ...La salle était comble ; mes efforts publicitaires avaient porté leurs diaboliques fruits. Je dois admettre que j'étais d'ailleurs extrêmement fier ; "Tromsö" était un peu mon bébé, et je le présentais ce soir à la face du Monde ! Les répétitions s'étaient si bien passées qu'elles avaient dissipé tous mes doutes, et je ne ressentais plus qu'un stress bien naturel en somme quand on va mettre en scène un petit bout de Soi. Si le public renvoyait à l'écoute de ce pur produit des ateliers musicaux de l'Enfer ne fût-ce qu'un dixième de l'exaltation que j'en retirais moi-même, le pari était gagné ; et les âmes de mes petits protégés iraient figurer en bonne place sur le rebord de ma cheminée. Des pièces de choix dans une collection qui débutait sous les meilleurs augures ; mon Maître serait fier de moi...

         Je m'installai au bar, loin des lampes qui éclairaient la scène de couleurs enflammées mais il ne fait aucun doute que dans l'ombre mes yeux brillaient d'impatience tandis que mes poulains piaffaient, faisant leur apparition sous les acclamations des spectateurs qui scandaient le nom du groupe en frappant sur les tables avec leurs verres. "Trom-sö !... Trom-sö !... Trom-sö !..." entendait-on ; cela sonnait comme une incantation venue des profondeurs insondables de l'âme humaine (il n'est rien de plus sombre et vertigineux, dit un vieil adage démoniaque)...

         Ils entamèrent le spectacle, pour gagner le public, par une série de reprises rondement menées - la première, "Bad Religion" de Motörhead, me fut dédiée ! Puis suivirent d'autres grands classiques, d'AC/DC à Black Sabbath et j'en passe. La foule en liesse hurlait les refrains et s'emportait à battre des mains en rythme même lorsqu'on ne l'y invitait pas (et souvent je n'étais pas en reste). Il va sans dire qu'à l'entracte qui suivit cette première partie, quarante-cinq minutes plus tard, la bière coula à flots ; j'en profitai pour aller féliciter mes musiciens (en particulier le bassiste, qui tirait de son instrument de tels sons qu'on eût cru que ses cordes étaient tressées de cheveux du Diable lui-même...)

         Le silence se fit, presque religieusement (!) lorsqu'ils reprirent place en annonçant qu'ils joueraient à présent des morceaux de leur composition ; dans mon coin je retenais mon souffle, en haleine...

    (à suivre)


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  • Fort de mes nouveaux pouvoirs, je me mis à la recherche d'un groupe qui en vaudrait la peine. Castings et showcases privés se succédèrent dans un vieux hangar transformé en studio d'enregistrement ; et après quelques tâtonnements - un chanteur ayant un soir quitté la scène en marmonnant que, décidément, nous n'étions pas du même monde...ou quelque chose dans ce goût-là - je finis par tomber sur LA pépite, LE grand coup, le truc qui faisait mouche... Ça aurait pu être un phénoménal succès, oui ; j'aurais pu devenir le producteur du plus puissant, du plus brut et subliminal à la fois, bref du plus infernal groupe de rock de tous les temps, je pèse mes mots... Mais non. Je ne perdrai pas de temps à vous expliquer en détail les raisons de ce fiasco : il me suffira de vous raconter ce qui est arrivé le soir de leur premier - et unique - concert. Vous comprendrez...

    Ils avaient tout pour plaire, ces petits gars ; leurs bouilles un peu tristes d'angelots déplumés auraient tiré des larmes au portier de l'Enfer (qui n'est ni un comique ni un sentimental, je vous assure). Et leur musique... Imposante. Effrénée. Sublime... Imaginez un magma sonore mélangeant allègrement Korn, Iron Butterfly et les White Stripes. Un vrai bonheur (en d'autres termes, sur scène, ils allaient faire un malheur)... Et puis ils s'étaient choisi un chouette nom de groupe de métal : " Tromsö".

    Je leur avais dégotté pour commencer une date dans un bar de ma connaissance, une sorte de 'CBGB' en devenir qui donnait au moins une fois par mois dans le café-concert et produisait des gens pas mal du tout. Je pensais faire d'une pierre deux coups, consacrer à la fois le groupe et l'endroit dans un concert de tous les Diables (sic) qui resterait dans les mémoires ; mais j'étais loin, bien loin de m'imaginer à quel point le résultat dépasserait mes espérances. A côté de ça, l'incident malheureux du concert des Rolling stones à Altamont en 1969 avec les Hell's Angels prendrait des allures de broutille insignifiante ( ce que les politique appellent, en France, un "détail")...

    Comme je n'aime pas faire les choses à moitié, j'avais distribué des flyers et mobilisé tout spécialement une équipe de colleurs d'affiches, loué des colonnes Morris et des encarts dans les journaux. Ah, il allait y en avoir, du monde, à la première de Tromsö. Malheureusement.



    (à suivre)

     


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